Chronique
« Les mots et les choses », par Ali Boucherka
Quand le régime qualifiait le sursaut populaire de « crise », « el azma« , ce n’est pas simplement un concept de dénégation et de mépris, mais bel et bien une feuille de route en bonne et due forme, c’est un concept offensif, persuasif, en somme qui indique « une manière de penser et d’agir ».
Car la « crise » implique l’idée d’un chaos imminent, la « crise » sollicite les affects de peur et de panique, la « crise » installe une confusion quant à la question des responsabilités. Ainsi, sortir de la crise nécessite des reculs, des concessions, et de la modération…
Fort de ses moyens, le régime a pu diffuser cet imaginaire vers des secteurs de la société et au sein même de la classe politique. Une fois ce stratagème discursif admis, une fois la pensée politique se trouve entièrement quadrillée par ce dispositif général, il ne reste à ces no-convertis qu’à désarmer leurs velléités contestataires et, chemin faisant, à boire la tasse, tiède et amère, pour finir par se perdre tragiquement à contester la volonté transformatrice du hirak, à psychologiser l’idée de la radicalité ainsi assimilée à un tempérament aventureux, hors sol et irresponsable.
« La pensée dans le cadre établi » entièrement intériorisée leur fait suggérer des équivalents « tièdes » qui correspondent à leur démarches, où l’effort n’est plus tellement de renforcer le front populaire, mais « le rationaliser », il n’est plus de traduire les demandes populaires mais d’amender celles du régime.
Le cadre a changé, principe dévoyé, les choix ajustés, place maintenant aux mots : réalisme, pragmatisme, sens des responsabilités, et dialogue constituent l’essentiel de la grammaire « hiwariste ».
Hélas, l’histoire nous enseigne pourtant que la rupture politique des militants de l’OS avec l’ordre colonial fut précédée par une rupture normative, morale, psychologique suite aux massacres de 8 mai 1945 avant qu’elle soit politique.
Que la revendication indépendantiste paraissait aussi hors sol au moment de sa formulation, mais qu’au lieu de la tempérer, ces militants là se sont efforcé à lui joindre son contenu politique correspondant, des prolongements sociaux, un cadre organisationnel.
Entre hier et aujourd’hui, la différence est grande, la conscience qui justifie la constance l’est également. Reste à notre génération de choisir entre la politique du mendiant, bienheureux de se voir offrir des miettes qui le maintiennent en état toujours agonisante, ou bien, hisser le regard au niveau du maître, lui faire apercevoir un regard nouveau, débarrassé des reflexes d’antan, et lui signifier que l’agonie est pire que la mort, et que la liberté ne tolère pas les aménagements.
Le hirak est là, comme un socle sur lequel nous marchons, il nous porte autant que nous le portons, ses exigences sont les nôtres, son émergence historique a fait naître une conscience aussi historique. Sa disparition est impossible, car il est désormais un mental, un vocabulaire, et une culture.