Culture
Retour sur la notion de chanson engagée
En hommage à notre poète de la révolution du 22 février, Mohammed Tadjadit, injustement incarcéré, permettez moi chers amis de partager avec vous ma communication au sujet de la chanson engagée lors du festival l’été en poésie.
Mes amis Amirouche et Said m’ont fait l’honneur de m’inviter à votre causerie. Malheureusement, je ne peux être parmi vous. Je parle de causerie et non de conférence ou de colloque, car la poésie chantée, dont l’alchimie entre la force des mots et la douceur de la mélodie, crée en nous cette proximité, cette intimité magique faite de profondeur émotionnelle, qui nous rapproche de notre humanité première.
Je ne vais pas vous agacer par une approche discursive et analytique de la chanson engagée. Je me contenterai de rappeler que la chanson est une œuvre composée au sens premier du terme, car il s’agit d’un poème fécondé par une musique, d’une osmose de deux expressions artistiques, en l’occurrence la poésie et la musique, rehaussées par la qualité de la mélodie et le génie de l’interprète, pour s’adresser à nos cœurs.
Depuis les temps immémoriaux, les hommes et les femmes ont toujours chanté leurs passions, leurs amours, leurs joies et leurs peines. C’est ce rapport à soi-même et aux autres qui fait que chanter est consubstantiel à la nature humaine dans ce qu’elle a de plus noble.
La chanson est aussi une manière pour le peuple de se parler à lui-même et de s’entendre, disait Yves Charles Zarka, et lorsque on parle de peuples, les idéaux de justice, d’éthique et d’égalité deviennent les coagulateurs des nations.
C’est dans ce contexte que s’entend la notion, l’idée, le concept de chanson engagée à laquelle toutes les civilisations, à travers l’histoire humaine, ont fait appel à chaque fois qu’une puissance militaire, politique ou économique use de violence pour porter atteinte à ces idéaux.
D’abord le texte poétique, incandescence de l’âme du poète, expression de sa sensibilité, de l’esthétique de son langage et de la beauté de son verbe. Il est le lien passionnel entre le chantre et sa communauté linguistique. Il est une irruption passionnée de l’indignation, de la colère et enfin de la révolte contre toutes formes d’injustice, d’arbitraire et d’atteinte à l’honneur et à la dignité humaine, vécus et ressentis, par chacun et par tous, comme une violente agression à la fois contre le moi et le nous.
Que cette injustice soit d’ordre identitaire, politique, culturelle ou économique, il s’est toujours trouvé des aèdes qui, par le génie de leur verbe, ont sonné la révolte.
C’est dans ce cadre qu’il faut inscrire les poèmes patriotiques, révolutionnaires et contestataires à l’image de « kasamen » de Moufdi Zakaria et « Aker a mis oumazigh » de Idir Ath Amrane, « l’Internationale » de Eugene Pottier et « le Déserteur » de Boris Vian.
Ensuite la Musique, cet ensemble d’accords harmoniques de différents sons agissant cognitivement sur l’espace sensoriel de l’être humain, au-delà de sa trajectoire historique personnelle, de son identité, de sa culture et de sa langue. La musique est émotion ! La musique est universelle !
La musique a cette capacité de sublimer la parole et de la rendre universelle. Et lorsque cette parole est poésie engagée, c’est-à-dire patriotique, révolutionnaire ou contestataire, elle agit avec une telle puissance sur l’être profond des individus et des communautés, qu’elle en génère des élans collectifs irrésistibles.
Pour moi, c’est l’alchimie entre le texte du poète révolté et l’harmonie d’un langage universel, en l’occurrence la musique, qui constitue la chanson engagée.
Aussi, j’ai choisi subjectivement et arbitrairement, et je vous demande de m’en excuser, comme exemple pour illustrer mon propos, la chanson « le Déserteur » de Boris Vian, adaptée en kabyle par Mohya sous le titre « ya widhak igh ihakmen ». Mon choix est certes arbitraire, néanmoins, pour me justifier et solliciter votre indulgence, je rappelle que ce magnifique hymne à la vie et à la liberté a été chanté par deux géants kabyles de la chanson engagée, à savoir Said Marcel Mouloudji dans sa version française et Ferhat Imazighen Imoula dans son adaptation kabyle.
Ensuite, elle est vraiment d’actualité en ces temps où des militaires en tenue léopard s’adressent à nous depuis leurs casernes avec la prétention de régenter nos vies.
Cette chanson, célèbre dans le monde entier, est l’œuvre de Boris Vian, elle a été conçue et composée en mai 1954, au lendemain de la défaite de l’armée française à Dien Bien Phu et à la veille de la guerre d’indépendance en Algérie.
Elle s’adressait d’abord aux parents, ensuite à la jeunesse soumise arbitrairement par le pouvoir colonial à la mobilisation militaire pour aller faire la guerre dans des pays lointains. C’est une protestation assumée contre la volonté du pouvoir colonial d’imposer comme seul avenir à la jeunesse française un « abattoir international en folie ». C’est aussi un hymne à la paix et à la fraternité entre les hommes et les femmes de tous les pays.
Mohya, ce Rimbaud kabyle poète à la fois maudit et génial, dans le but de dénoncer les velléités belliqueuses et autoritaristes de Boumediene, avait proposé une traduction-adaptation magnifiquement interprétée par Ferhat Imazighen Imoula.
En conclusion, je vous dis que, de mon point de vue, la chanson engagée est en premier lieu un liant culturel et social, un marqueur de l’identité politique de son époque. Elle est seule capable de créer cette puissante communion populaire en mesure d’orienter la trajectoire historique d’une nation.
Nacer Haddad (*)
(*) Militant de la démocratie et de tamazight, président de l’association culturelle TITT.