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Gaïd Salah : isolé dedans, lâché dehors, par Saïd Sadi
Seuls Gaid Salah et son staff immédiat n’ont pas vu arriver le face à face avec le peuple auquel les exposait inexorablement leur aveuglement. Si des méthodes de luttes ne sont pas rapidement adaptées afin de presser intelligemment et efficacement un pouvoir aux abois, cette situation, lourde d’affrontements potentiels, peut engager l’armée dans une aventure désastreuse. La réaction de bête blessée n’est pas rare dans ce genre de séquences. C’est de ce type de ruade qu’il faut impérativement protéger le pays.
Les positions confuses et incohérentes exprimées par des propos hebdomadaires sommaires et brutaux du vice-ministre de la défense ont irrité depuis longtemps sans pour autant avoir provoqué de divorce définitif avec les manifestants. Cependant, son annonce officielle visant à interdire l’accès à la capitale lui sera fatale en ce qu’elle marque le virage d’une gestion militaire assumée de la vie publique. Un état d’urgence qui ne dit pas son nom. L’opération sera un double échec. L’oukase a, en effet, eu l’effet inverse de celui escompté puisque dans tout le pays la mobilisation a été l’une des plus importantes depuis le printemps et, plus grave pour le vieux général, il a dressé entre lui et les populations un mur de défiance que seule la défaite de l’une des deux parties peut faire tomber.
La campagne d’isolement d’Alger, assortie d’une menace de confiscation de véhicules, sera entendue pour ce qu’elle est : un insupportable viol de la loi et une agression que la mémoire collective a aussitôt assimilé à une certaine bataille qui avait transformé en 1957 tout voyage sur la capitale en aventure à haut risque pour ceux que l’on appelait alors les indigènes. Pour des raisons juridiques, politiques et symboliques cet outrage sera la goutte qui fera déborder le vase. Désormais, Gaid Salah est et sera la cible première des manifestants.
Chez le vieil homme, le défi populaire se traduit par un surplus d’affolement qui accélère une noria de nominations-évictions qui tétanise encore plus les commis de l’Etat et achève de gripper une chaîne de commandement déjà bien déréglée. Ce chamboulement qui affecte d’abord le secteur militaro-policier, n’épargne pas les structures civiles. Le doute gagne les collaborateurs les plus intimes. Du coup, le réflexe est à la prudence voire l’esquive, chacun redoutant d’associer son nom à des décisions sur lesquelles il serait amené à rendre des comptes dans un avenir que tous subodorent imminent.
Placé en première ligne, isolé, apeuré, à court d’arguments et dépossédé d’une force d’intimidation par laquelle il s’est (ou on l’aurait) intoxiqué, Gaid Salah est nu. Pour un homme dont l’exercice du pouvoir s’est toujours réduit à la menace et aux sanctions, le fait de se voir ouvertement défié dans son autorité est une humiliation.
Les « problèmes volant en escadrille », il apparaît un front extérieur tout aussi, sinon plus contraignant que la répudiation nationale que viennent de lui signifier les citoyens ce 31éme vendredi.
Les sponsors étrangers regroupés autour du trio Arabie saoudite, Emirats arabes unis et Egypte manifestaient depuis le début de l’été quelques signes d’impatience pour ne pas dire de sérieux doutes sur la possibilité de voir le chef d’état major venir rapidement à bout d’un foyer de « subversion hérétique ». On sait que c’est par leur intermédiaire que les USA ont décliné l’offre d’instaurer un régime à la Sissi en Algérie. Même la précieuse mission de sous-traitance sécuritaire fidèlement exécutée aux confins libyens et sur les bordures nord du Sahel ne suffit plus à se faire tolérer en tant que partenaire fréquentable. Depuis la rentrée sociale, la bienveillance des trois tuteurs se décline en observations qui tiennent plus de la préparation à l’épilogue que du protectorat initial auquel a été soumise l’Algérie.
En plus de la permanence et de l’amplification de la contestation citoyenne, l’incapacité à prendre des décisions qui stabilisent un écosystème institutionnel fiable et opérationnel trouble et inquiète des parrains eux mêmes sujets à des turbulences qui n’autorisent plus de grande marge de manœuvre en matière de velléités d’expansionnisme politique et idéologique.
Le chèque en blanc et celui, sonnant et trébuchant, accordés par Ryad et Abou Dhabi à l’état-major soudanais pour mater la révolution de Khartoum n’a pas servi à grand chose. Aidés financièrement et cautionnés pour le pire, ces militaires sont allés jusqu’à commettre l’irréparable en tirant sur la foule. Ils ont fini par capituler sur le principe de transférer le pouvoir aux civils. Et depuis le fiasco soudanais, les déconvenues se sont multipliées pour les trois régimes despotiques.
Lancée contre l’un de ses principaux champs pétroliers, une attaque au drone- revendiquée à tort ou à raison par les Houtis – a obligé l’Arabie Saoudite à réduire de moitié sa production. Du coup, la monarchie wahhabite est sommée par son mentor américain de trouver un compromis avec la rébellion yéménite pour éviter une escalade dans une zone qui fournit l’essentiel de son énergie au monde occidental.
De leur côté, les Emirats englués dans la crise libyenne ne parviennent pas à donner un avantage décisif à leur protégé Haftar contre son rival, le premier ministre Saradj, soutenu, lui, pas la Turquie et le Qatar. L’union Européenne, grande pourvoyeuse d’armes d’Abou Dhabi, cache mal son agacement de voir les Emiratis tisonner sur un territoire si proche et stratégique à maints égards : approvisionnement en pétrole, terre de départ d’une émigration sauvage qui déchire la diplomatie européenne et pollue les débats nationaux…
Par ailleurs, il faut se souvenir qu’avec l’avènement de Bouteflika, l’ouverture du marché algérien aux investissements émiratis à des conditions préférentielles a concerné des secteurs économiques majeurs comme la pétrochimie, le bâtiment, les services, la finance…La protection de ces intérêts commande maintenant d’anticiper l’évolution d’une situation politique qui échappe de plus en plus à l’homme que l’on a cru utile d’adouber.
Enfin, le soutien de la corde au pendu consenti par les Américains à Sissi commence à montrer ses limites. C’est mon dictateur préféré a récemment lâché le très délicat Trump en parlant du maître du Caire. Le jugement résonne comme un sursis. S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives des manifestations qui agitent ces derniers jours l’Egypte, on peut d’ores et déjà considérer qu’elles ne contribueront pas à donner plus de crédibilité et de sérénité aux pouvoir local.
Soulagée des interférences toxiques moyen-orientales, la révolution algérienne a plus de chance d’arriver à bon port et constituer un exemple vertueux pour le processus de démocratisation du sous-continent nord-africain.
Au nord, les nuages s’amoncellent lentement et progressivement. Après les Nord-américains, les Européens renforcent leur surveillance sur les soudains mouvements des capitaux qui fuient massivement l’Algérie. Le pays est quasiment sous embargo. Un monde vacille.
Voilà brièvement résumé l’environnement national et le contexte géopolitique dans lequel évolue l’omnipotent chef d’état-major de l’armée algérienne.
Ouvertement et puissamment contesté dans le pays, le général Gaid Salah est vécu par ses désormais ex-protecteurs comme un boulet avec lequel il ne fait pas (plus) bon se commettre.
Il reste aux élites algériennes à se hisser à la hauteur d’une révolution citoyenne qui a clairement et courageusement révélé la problématique d’une tragique impasse nationale tout en assumant ce qu’un tel constat implique comme exigence historique : la rupture avec l’autoritarisme.
Cela suppose un nouveau calibrage du combat si l’on veut raccourcir ces périodes de flottement stratégique propices aux manipulations les plus sordides avec les dérapages propres à ce genre de conjonctures. Le problème est d’éviter que la chute d’un homme hypothèque la réalisation d’un destin auquel peu de monde osait croire il y a à peine quelques mois.
C’est parce que les Égyptiens n’ont pas été au bout de leur rêve qu’ils sont obligés de rejouer le match qui a toujours opposé la démocratie au militarisme dans nos contrées.
Saïd Sadi
Le 24 septembre 2019.