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Le discours économique mystico-mythologique ou la menace anti-démocratique
Le mouvement populaire revendique le départ du système actuel et l’instauration d’une véritable République démocratique : « Partez ! Voleurs » ; « Djamhouria machi mamlaka ». Ces deux slogans mettent en perspective deux projets sur fonds de deux éthiques : une économie saine et une politique démocratique ; éthique de l’effort et de la production et éthique du partage et de la dignité consacrant l’alternance au pouvoir de toutes les tendances politiques du pays. Le vivre ensemble selon des règles d’accès alternatif et équitable au pouvoir implique nécessairement que l’accès à la richesse doit être le résultat du travail, valorisé à tous les niveaux des responsabilités. Même le libéralisme et l’économie de marché n’échappent pas à cette règle : quand leurs effets pervers pèsent sur les classes ouvrières et moyennes, ils sont contestés politiquement en termes de dérives anti-démocratiques.
Les observations du discours économique en circulation qui construit, via les médias, la protestation en Algérie, dirigé vers les couches les plus larges de la population qui n’est pas sensée être spécialiste de la chose économique, permet de dire qu’il est fondé sur ce qui peut être appelé, par provocation ici, de discours économique mystico-mythologique. Autrement dit, un discours à l’habillage savant ou scientifique, qui est, en réalité, au service d’une idéologie islamiste et il s’articule autour de considérations religieuses et de fantasmes. Il y a tout à craindre que ce type de conception économique ne peut s’accommoder que d’une pensée anti-démocratique.
Pour étayer cette thèse, examinons les termes avec lesquels termes avec lesquels la pensée économique en circulation parmi les masses populaires est exprimée.
La « carotte » du système
Le système qui a présidé aux destinées de l’Algérie a fonctionné alternativement en s’appuyant sur deux leviers : le bâton ou l’opium comme dirait Mouloud Mammeri. Il y a lieu de décrypter présentement l’opium.
Aujourd’hui que la contestation est à son comble, le système répond, via des décisions ministérielles médiatisées, par des annonces de distribution de biens : augmentations de fonctionnaires dans certaines administrations ou entreprises, distributions de logements dans certaines wilayas, offres de Omra, etc. Vraies ou fausses, ces annonces, relayées par les réseaux sociaux en guise de propagande ou de contre propagande, constituent les signes d’une gouvernance dite providentielle qui, faut-il le rappeler, constitue le socle de l’économie algérienne, sous sa forme socialiste ou sous les traits d’une économie de marché teintée de justice sociale. Cet imaginaire magique de la pensée économique, qui conduit fatalement aux dérives pourtant contestées aujourd’hui, est bien ancré pourtant dans l’esprit des populations.
Les modèles évoqués
L’un des indices majeurs de la formation de ce discours d’une économie fondée sur la consommation et la paix de l’âme, ce sont les modèles économiques et sociaux vantés par beaucoup d’internautes : la Turquie, la Malaisie, le Singapour, la Fédération de la Russie ou la Tchétchénie plus particulièrement, les Emirats arabes ou Doubaï plus particulièrement. Modèles vendus par des économistes hyper médiatisés, au discours facile et superficiel. Ces « modèles de cartes postales » sont présentés comme des réussites économique et politique, fondées sur leurs capacités à générer des richesses à partir de marchandises de large consommation : l’habillement, les gadgets électroniques, les produits agroalimentaires. Sont mis au pinacle leurs « devantures touristiques » : des villes ultra modernes, équipées par des infrastructures de haute technologie, des ports-plaques tournantes des conteneurs. Chiffres à l’appui, ils attestent de la satisfaction de présidents ou de monarques providentiels, d’hommes d’affaires milliardaires à l’âme charitable, de citoyens bénéficiaires des distributions des revenues nationaux, etc.
Il n’est jamais question, dans ces discours, de mettre en exergue, à un niveau infra et donc invisible, les outils de puissance économique mis en œuvre pour ces réalisations souvent qualifiées de « miraculeuses ». Or, il n’y a de « miracle » que : l’intelligence laborieuse qui préside à l’expansion économique des puissances mondiales qui trouvent, auprès de certains de ces pays, les ressources pétro-financières, pour s’ouvrir des marchés et se positionner sur l’échiquier du partage du monde en zones d’influence ; l’offre technologique qui se situe à la base de tout productivisme ; le déplacement des problématiques éthiques en matière de surproduction, de nuisances écologiques, d’exploitation de la main d’œuvre bon marché, etc. vers ces pays sous couvert d’aides au développement ; les arrières pays miséreux que l’on cache au regard scrutateur ; les pratiques anti-démocratiques et liberticides prévalant dans ces pays. Même l’Algérie, aux yeux du discours des médias d’Etat et privés de l’allégeance, est un eldorado.
Les signes d’une culture économique perverse
Certes les slogans de la contestation pointent les « voleurs » et la collision scandaleuse du monde politique avec le monde des affaires. Ouyahia, avec son fameux « Affame ton chien, il te suit » ou « Le peuple n’est pas obligé de prendre du yaourt », ne fait que situer les choses sur le plan du consumérisme sur lequel repose l’économie du pays. Cependant, hormis les alertes de certains économistes sur les menaces qui guettent la situation macroéconomique de l’Algérie, les populations se sont accommodées, bénéficiaires ou non, des grands temples de la consommation de masse, de la construction des logements, des autoroutes, des mosquées. Non pas que ces vecteurs économiques ne devaient pas exister, mais la conscience politique, qui pouvait indiquer si ces réalisations étaient opportunes et allant dans le sens de l’intérêt général ou pas, était brouillée par la fumée opaque d’un discours mensonger qui flattait en quelque sorte l’espoir de tout un chacun d’ « en être » et l’âme religieuse.
La culture de la médiocrité est bien ancrée dans les esprits pour avoir considéré longtemps comme positif et louable qu’un Rebrab, un Hadad, un Tahkout et tous les autres puissent construire des « empires » en peu de temps, dopés par l’argent public, sans aucun mérite que celui d’être soutenus par les autorités pour rafler sans concurrence des marchés. Aucune de ces entreprises, pourtant gonflés par la presse et les médias qu’ils ont créés, n’à affiché un résultat à l’international. Par ailleurs, tout le monde a été séduit par cette « médiocrité reluisante », tant il y a eu des administrations, des banques et des mules pour transférer frauduleusement les devises vers l’étranger ; tant que beaucoup se sont satisfaits de fausses augmentations de salaires au lieu de soucier de l’appauvrissement du pouvoir d’achat pour pratique frauduleuse des prix ; tant que les prêts bancaires à la consommation, les crédits Ansej ont servi dans le consensus général comme cartes électorales et corruption de la conscience en se dotant d’une belle formule « la paix sociale » ; tant que massivement, par manque de conscience, la réussite sourit aux filières commerciales moyen-orientales, aux footballeurs, aux chanteurs des cabarets pour ne citer que ceux-là et non à l’intelligence.
Si la volonté des populations algériennes est sincèrement dirigée vers la construction d’une République algérienne démocratique, il devient nécessaire de construire son corolaire à savoir une économie intelligente, fondée sur les compétences et le travail productif, pour laquelle il faut consentir des sacrifices. Que le partage et la justice sociale s’accomplissent dans le cadre du droit et non pas celui du culte et du bon vouloir du patron, cette âme charitable. Que la science et l’innovation sont les fondements de son édification. Que la culture sous toutes ses formes en est l’expression de la liberté politique qui lui permet de s’épanouir.
Par M. Youcef Immoune
Docteur ès Sciences du langage, Professeur des universités, Département de français, Université Alger2